February 23, 2019 par Jean-Pierre Boueilh

Uruguay : bien plus encore que la Céleste*

Demandez à la plupart des apiculteurs de l’hexagone ce qu’ils connaissent de l’Uruguay et vous passerez peu de temps à corriger les copies…

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En dehors des footballeurs célèbres que sont Suarez et surtout Cavani le parisien d’adoption, des 2 étoiles acquises par l’Uruguay lors des premières coupes du monde et du dernier ¼ de finale que nous avions gagné de haute lutte, l’intérêt majeur d’orienter notre voyage vers cette destination ne sautait pas aux yeux.

Et pourtant il y a 7 ans quand nous les 4 Mousquetaires avions réalisé notre premier voyage vers l’Argentine l’un des 2 grands pays voisins (l’autre étant bien entendu le Brésil), nous avions entendu parler de l’Uruguay et du formidable potentiel apicole de ce petit pays coincé entre les 2 géants.

Petit pays certes d’une superficie de 176 000 km² et seulement 3 450 000 âmes en comparaison avec la France et ses 551 700 km², peuplée de 67 186 000 habitants. En Uruguay la densité de population atteint à peine les 20 habitants au km² (même pas la densité de population du Larzac, ou de la Haute Lande…)

Avec l’aide de nos amis Argentins et Espagnols j’avais pu rentrer en contact avec un apiculteur Uruguayen installé au Chili et comptant parmi les producteurs de reines les plus performants d’Amérique du Sud (Vicent Toledo).  Force est de constater que l’apiculture est un formidable réseau et lorsque vous vous recommandez de personnes connues et appréciées, vous pouvez actionner la sonnette, peu de portes restent closes !!...

Ainsi après avoir traversé depuis Buenos Aires et par ferry le magnifique rio de la Plata (estuaire formé par les rios Uruguay et Paraná), nous avons débarqué à Colonia. Fondée en 1680 par le portugais Manuel de Lobo sous le nom de "Nova Colônia do Santíssimo Sacramento", c'est la ville la plus ancienne construite par des européens en Uruguay. Rapidement, la cité fut convoitée par les espagnols qui, se basant sur le Traité de Tordesillas, considéraient qu'elle appartenait au territoire du Río de la Plata. Située en face de Buenos Aires, la ville se fortifia et un port fut construit pour favoriser les échanges commerciaux entre Rio de Janeiro et la capitale de la Vice-Royauté du Río de la Plata.

C’est à partir de Colonia que notre séjour en Uruguay s’est articulé. Nestor Viera ancien élève de Toledo, apiculteur de Florida (Sud de l’Uruguay) s’est entièrement chargé des contacts et du programme que nous ont concocté les apiculteurs Uruguayens.

Après un week end immersion culturelle, gastronomique (Ah les asados* Uruguayens !) et linguistique (Les Uruguayens ont un accent qui oblige le traducteur à une concentration maximale…), place aux choses encore plus sérieuses !!!

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Uruguay Tour, 1ère étape département de Colonia

Notre première visite apicole a été réalisée chez Yanco Molina à Colonia Valdense, apiculteur quadragénaire dynamique exploitant entre 1 000 et 1 100 ruches transhumantes. Nous accédons au rucher d’élevage en passant d’abord par une miellerie parfaitement équipée pour traiter du tonnage. A ce propos on peut dire que les apiculteurs Uruguayens sont très astucieux lorsqu’il s’agit d’adapter, de transformer et de reproduire des équipements lourds dans les salles d’extraction. Il est surprenant de voir la taille et la performance des machines à désoperculer, des extracteurs, des séparateurs miel/cire, des équipements pour fondre, laminer et gaufrer les cires, etc... On a pu rapidement se rendre compte que dans ce petit pays, l’apiculture avait pour vocation essentielle la production de grands volumes de miel.

La porte de la miellerie refermée, nous accédons directement dans le rucher d’élevage mais avant, première surprise : l’équipement de protection !! Habitué à nos voilettes « type jeunes veuves éplorées » nous avons été priés d’aller nous faire rhabiller chez plumeau !! Ici l’équipement se fait dans la double épaisseur, type explorateur de la banquise Antarctique. Pour celui ou celle qui veut maigrir rien de tel que l’approche du rucher Uruguayen…

La visite du rucher d’élevage nous a permis de voir que l’abeille Uruguayenne avait en effet le sang chaud et j’avais l’impression de me retrouver un peu moins d’un an en arrière dans les ruchers Espagnols de Galice ou des Asturies où la noire locale sait tenir tout individu à distance… Ici rien à voir avec la technicité des éleveurs Argentins ou Chiliens soucieux de produire une génétique exportable. Les apiculteurs Uruguayens élèvent des reines et font des essaims en général pour leurs propres besoins, comme le font bon nombre d’apiculteurs dans le monde. La sélection qu’ils opèrent est basée sur une sélection massale. Je repère les meilleures ruches en production de miel et je les multiplie l’année suivante. Yanco pour sa part a développé son atelier d’élevage puisqu’il produit dans l’année entre 3 000 et 4 000 reines qu’il utilise pour ses propres besoins (50 %) et qu’il vend sur le marché Uruguayen. Il produit également autour de 1 000 essaims sur 3 cadres qui sont vendus en début de saison (technique de la ruche Mexicaine 2 x 3 cadres compartimentée, voir Info Reine compil).

L’après-midi nous allions atteindre les sommets de la technologie apicole Uruguayenne avec notre visite chez Taka (Sergio Alvarez). C’est le Monsieur plus-plus de la construction d’équipement de miellerie, capable de fabriquer des extracteurs, des machines à désoperculer, des séparateurs de miel/cire, mais également tout le matériel de levage, de roulage ou de portage. Par contre lors de l’après-midi passée au rucher en sa compagnie ainsi qu’avec son fils et leur salarié il nous a démontrés qu’on pouvait être un exceptionnel ingénieur-monteur métallurgiste, mais qu’en manipulations et en douceur avec les abeilles on pouvait encore avoir une certaine marge de progression…

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2ème étape Paysandú

Départ vers le nord-ouest avec ses 300 kms de routes souvent très droites nous passons progressivement des plaines intensivement cultivées (champs de colzas en fleurs, prairies artificielles, anciens chaumes de blés ou soja jaunis par les épandages massifs de glyphosate) vers des zones de prairies plus naturelles, pour enfin arriver à Paysandú où nous avons un aperçu de ce que sont les boisements d’eucalyptus qui font la richesse forestière du pays.

Après nous être installés dans notre QG pour ces 2 journées de visites, nous ne devons pas « traîner » car un asado d’accueil est programmé avec les apiculteurs de la zone. Beaucoup de discussions croisées entre les uns et les autres, une envie d’échanger avec ces apiculteurs venus de la vieille Europe. On trouve un groupe de passionnés, qui veulent témoigner mais qui veulent également savoir. Nous nous sommes rapidement retrouvés dans la position d’apiculteurs nantis car la situation de l’apiculture Uruguayenne n’a vraiment rien d’enviable… Nous avions déjà été surpris par les conditions d’exploitation des Argentins il y a 7 ans (prix du miel et prix des produits d’élevage), mais aujourd’hui en Uruguay la situation est encore plus préoccupante.

Le pays compte entre 580 000 et 600 000 ruches pour un nombre d’apiculteurs qui se situe entre 2 700 et 2 800. En quelques années l’Uruguay a perdu près de 500 apiculteurs mais il semblerait que le nombre de ruches n’ait pas baissé afin d’amortir des coûts d’exploitation de plus en plus élevés… et de compenser des prix qui n’ont jamais été aussi bas. Le prix du miel en 2018 oscille entre 1 $ et 1,20 $ (0.87 € à 1,05 €). …pour un coût de la vie au moins aussi élevé qu’en France !!

En 2018 ce sont environ 12 000 tonnes qui ont été produites et 5 000 tonnes sont encore stockées chez les apiculteurs avec peu d’espoir de transaction, les exportateurs ayant encore 6 000 tonnes stockées sous leurs hangars. La faute à qui, devinez ? La faute au glyphosate !! Les miels de prairies (luzernes, lotiers, trèfles, sainfoins) sont chargés de glyphosate et il est aujourd’hui impossible de répondre aux exigences des analyses des importateurs Allemands (< 50 ppb en Allemagne) ni même celles des Etats Unis (< 120 ppb). Voilà les résultats d’une agriculture dédiée presqu’entièrement à la culture des OGM (maïs, soja, blé, colza) où les doses de glyphosate sont multipliées x 2, x 3 voire même plus dans l’escalade du « no limite ». La plupart des points d’eau sont « chargés » et on sait la quantité d’eau que les abeilles ramènent à la ruche…

Imaginez seulement la détresse de nos collègues Uruguayens... Nombreux sont ceux qui se voient obligés de travailler en dehors de leur structure. Ainsi dans le pays on compte 80 % d’apiculteurs qui possèdent jusqu’à 500 ruches, 15 % ont entre 500 et 1 000 ruches et seulement 5 % exploitent plus de 1 000 ruches. Près de 95 % des apiculteurs sont pluri actifs. Par exemple Nestor Viera notre organisateur possède lui 1 500 ruches, a produit 63 tonnes en 2018 (moyenne oscillant entre 40 et 45 kg/ruche) …mais continue à travailler dans une entreprise de Florida qui importe des laines brutes en provenance de Chine, les nettoie, les file et les exporte vers le Chili.

Quelles solutions pour survivre ? Les apiculteurs de Paysandú se sont regroupés en une association pour pouvoir eux-mêmes exporter en Europe et aux Etats Unis la plus grande partie de leur production de miel. Tous ont fait l’effort d’opter pour une apiculture bio préférant délaisser les grandes zones des plaines cultivées du centre et du sud du pays pour se concentrer dans le nord, de Paysandú jusqu’à Tacuarembó, Tranqueras et Rivera. Le nord étant couvert par plus d’un million d’hectares d’eucalyptus, les ressources mellifères naturelles du pays permettent à plus de 200 000 ruches d’y être transhumées ! Ainsi ces zones à l’écart des utilisations des désherbants Monsanto permettent-elles l’obtention de miels bio certifiés. Les apiculteurs de l’association de Paysandú ne sont pas les seuls à changer radicalement de stratégie. Il y a un autre groupe sur Florida plus au sud, animé par Nestor (association 25 de mayo) qui a opté pour l’apiculture bio depuis 2 années et qui vend aux deux seules sociétés Uruguayennes possédant toutes les certifications nécessaires pour effectuer des transactions à l’export de miel bio (Nectarbee et Pueblo Apicola). Hélas de 3,25 € le kg de miel d’eucalyptus bio il y a 2 ans, le prix aujourd’hui a perdu beaucoup de son attractivité puisqu’il se négocie autour de 2,20 € …mais en plus les exportateurs n’achètent plus !!...

On imagine mal le travail colossal de ces apiculteurs qui hivernent dans le centre ou le sud du pays, font leurs élevages dans les mêmes zones au printemps, y préparent leurs colonies afin qu’elles atteignent le pic de leurs populations en décembre pour les déplacer dans le nord vers les zones forestières… tout ceci pour être payés entre 1 et 2 $/kg de miel extrait !!...

Alors à Paysandú comme ailleurs dans le pays, les apiculteurs espèrent des jours meilleurs et en attendant la plupart ont considérablement modifié leur approche sanitaire puisque la grande majorité traite les varroas à l’acide oxalique qu’ils se procurent à un prix très intéressant. Quatre passages avec 4 inserts (1 passage à l’automne, 1 passage au printemps et 2 passages pendant la saison estivale) semblent suffisants pour maintenir le parasite à un niveau acceptable. La proximité du Brésil et de sa production de sucre bio et vous aurez demain en Argentine, au Chili et en Uruguay 90 % d’apiculteurs en Bio !!!!

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3ème étape Tranqueras

A 1 heure à peine du Brésil, Tranqueras c’est un peu la ville Uruguayenne qui vit au rythme de la samba ! Tranqueras c’est la ville de Martin Rodriguez une rencontre exceptionnelle, un apiculteur qui sait vous recevoir et vous faire découvrir tout ce qui le passionne et l’entoure. Les 2 asados que nous avons partagés avec lui resteront à coup sûr imprimés dans nos mémoires et en particulier le repas du carpincho qui marqua nos papilles !!.... Le carpincho ou capybara est le plus gros rongeur du monde et c’est un met très apprécié par les Brésiliens et les Uruguayens.

Avec Martin nous avons eu la chance de visiter la forêt d’eucalyptus et de découvrir la grande rigueur qui caractérise l’exploitation de cette essence par les sociétés Brésiliennes ou d’Europe du Nord (sociétés Finoises et Suédoises fortement représentées). Arbres à cycle court de maximum 20 à 25 années, gestion très rigoureuse basée sur des techniques agronomiques excluant toute utilisation de pesticides, éclaircissages périodiques, pare feux entretenus, encouragement à l’agro pastoralisme, avec de nombreux troupeaux qui sont cantonnés dans les espaces adaptés, la forêt du nord de l’Uruguay est une manne inespérée pour les apiculteurs Uruguayens…et Brésiliens. Pendant presque 4 mois (janvier à fin avril) ils peuvent y abriter presque y protéger leurs ruches… tant les méfaits de l’agriculture intensive dans le pays sont rédhibitoires. De plus ils comptent sur des rendements en miel d’une amplitude minimale de 20 kg/ ruche jusqu’à 60 kg en années fastes d’un miel forestier absolument bio, connu et généralement apprécié par un grand nombre de consommateurs dans le monde entier. Les sociétés forestières conscientes de l’intérêt de la miellée d’eucalyptus contractualisent annuellement une somme multipliée par le nombre de ruches disposées sur les emplacements. Les apiculteurs s’engagent sur un cahier des charges à protéger

Martin est as du système D. Conscient du pôle d’intérêt que représente sa région pour tous les apiculteurs du pays, il propose à tous les transhumants qui le désirent la possibilité de leur extraire le miel à façon ! Ainsi si vous débarquez avec un camion plein de hausses de miel d’eucalyptus, Martin vous proposera un hébergement au-dessus de sa miellerie où vous pourrez vous reposer, préparer votre maté et si vous voulez cuire votre carpincho ou votre pièce de bœuf, vous aurez accès à 2 grills extérieurs qui vous permettront d’effectuer la cuisson à point ! La plupart des apiculteurs (exemple Yanco Molina) qui font extraire leur miel sont en bio et Martin leur garantit une extraction avec du matériel destiné uniquement au miel bio. Pour les autres aujourd’hui très peu nombreux, Martin a un équipement dédié aux miels conventionnels. Martin paye 2 jeunes apiculteurs qui l’aident à extraire les 6 à 8 tonnes/jour. Il se fait rémunérer sur une base de 10 % du chiffre d’affaire obtenu par la vente du miel qu’il a extrait. Il s’agit d’un pacte de confiance non contractualisé et Martin nous disait que la plupart de ses clients apiculteurs sont ravis de ce fonctionnement et préfèrent redescendre dans le sud avec leurs fûts que des hausses pleines à extraire. Martin n’est pas le seul à offrir ce type de prestation de service et sur la ville de Rivera poste frontière avec le Brésil, on compte une vingtaine de miellerie (particuliers ou associations) qui proposent ce type de prestation.

Aujourd’hui Martin qui parle parfaitement le Portugais et qui excelle en Portugnol (langue moitié Portugaise-moitié Espagnole…j’ai adoré !!) effectue les démarches qui devraient lui procurer une double nationalité Uruguayo/Brésilienne. En acquérant un terrain de l’autre côté de la frontière, et en y construisant une maison et une miellerie, Martin exaucera son rêve d’eldorado Brésilien. Il pourra ainsi mieux vendre sa production de miel et acheter le carpincho à petit prix !!

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4ème et dernière étape : Retour par Buenos Aires

Si un jour vous avez envie de passer par l’Argentine et de séjourner un moment dans Buenos Aires, il y a là-bas un taximan-apiculteur génial ! Il est Uruguayen et il s’appelle Pedro Berruti. Une connaissance de l’abeille à couper le souffle et une capacité à vous amener voir le Buenos Aires que peu de touristes ont la chance de découvrir. Ah les milongas nocturnes de Buenos Aires !!

Pedro a un regard sans concession sur l’avenir de l’apiculture Uruguayenne comme sur celui de l’apiculture Argentine. Aujourd’hui cette profession a été sacrifiée au plus offrant !! Monsanto qui s’est offert à Bayer a gagné et le métier d’apiculteur s’est transformé en taxiapiculteur, comptablapiculteur, gendarmapiculteur, institapiculteur etc… etc…

Ne lui parlez pas des politiques, le sujet ne vaut pas d’être évoqué !!... La hargne a laissé peu à peu la place à la désillusion et quand on est expatrié on est encore plus sensible à l’évolution de son pays. L’Uruguay pendant longtemps est resté à l’écart des turpitudes politiques et a su résister au chant des sirènes. C’était le paradis dans lequel bon nombre d’Européens venaient investir… Aujourd’hui son agriculture a été bradée, et même sa forêt appartient à de grands groupes Américains, Brésiliens ou Scandinaves. Seul son football est encore exportable !!

Alors on se débrouille et l’apiculture devient parfois une activité de contrebande…On vend le miel ou la cire vers le Brésil, on se met à produire de la propolis ou du venin d’abeilles.

Pedro lui a son réseau d’éleveurs Argentins et si vous avez besoin de reines de qualité en 2 textos et une course à travers les rues encombrées de Buenos Aires, il est capable d’aller vous chercher dans la journée les meilleures reproductrices au bord de la Plata.

Quand on naît ici le mot survie commence par un D : le D de débrouille. Il se termine par un G : le G de générosité et si notre séjour a parfaitement été réussi, nous le devons à Vicent, Nestor, Pedro, Martin, Dardo, Diego, Jean-Daniel, mais également à Sergio, Felipe, et Valeria l’Argentine de Mendoza qui a amorcé les bons contacts et tous les autres que je ne peux citer.

A toutes et tous nous souhaitons que la crise qui s’est progressivement installée en grande partie par la faute du laxisme des autorités politiques, puisse être stoppée par des mesures fortes et que l’apiculture Uruguayenne retrouve sa vraie place.

Jean-Pierre Boueilh